Joan Salvat-Papasseit (Barcelone 1894-1924) visite la ville de toutes les avant-gardes.

Il écrit à un autre poète catalan :

"Cher Picó : habiter à Paris et avoir de l'argent serait la pierre philosophale authentique!"

Du fait de ses heures passées au café "La Rotonde" (qu'un autre poète catalan, Carles Riba, considérait en 1924 comme le nombril du monde), ou à fouiller dans les librairies, Joan Salvat-Papasseit (Barcelone 1894-1924) prend conscience que Paris rend sa poésie plus audacieuse. Mais dire que Salvat-Papasseit était "le poète d’avant-garde catalan" serait pécher par trop de simplicité. La tradition populaire catalane et les chansons enfantines résonnent dans ses vers, qui ont finalement mieux à offrir : une vision toute personnelle de l'écriture.

Citoyen d'une Barcelone où l'anarchisme était à l'ordre du jour, celui qui pour avoir connu l'ambiance ouvrière du port, le travail dur des déchargeurs de bois et la vie du rail, s’engagea à lutter aux côtés des faibles, toujours prêt à défendre la cause des travailleurs. Il n'est pas étonnant, donc, que Salvat ait eu pour projet de toucher avec son oeuvre "l'immense majorité". Mais l’on ne saurait réduire sa poésie à une poésie "engagée" au sens restrictif du terme. Selon plusieurs exégètes, ce poète a écrit quelques-uns des plus beaux poèmes d'amour de l'Europe contemporaine (El poema de la rosa als llavis, Le poème de la rose aux lèvres). Salvat est mort à 30 ans. Un demi-siècle après sa mort, une fois Franco disparu, les chansonniers catalans redécouvrirent son oeuvre et emplirent le pays de belles musiques écrites sur les paroles de ses poèmes, que le temps et la répression semblaient avoir condamnées à l’oubli.

 

RIEN N'EST MESQUIN

à Josep Obiols

Rien n'est mesquin

aucun instant n'est scabreux

jamais n'est sombre la fortune de la nuit.

Claire est la rosée

le soleil à son lever se laisse ensorceler

et désire se baigner :

dans le lit de rosée où se reflète toute chose faite.

Rien n'est mesquin

tout est riche comme le vin et la joue hâlée.

La vague de la mer toujours rit

Printemps d'hiver-Printemps d'été.

Tout est Printemps :

et toute feuille verte pour l'éternité.

Rien n'est mesquin

ni les jours ne passent

ni la mort ne vient même si vous l'avez appelée.

Si elle répond à l'appel elle vous dissimule en un trou

car pour renaître il est nécessaire de mourir.

Jamais nous ne sommes pleurs

mais sourire délicat

qui se répartit tels les quartiers d'une orange.

Rien n'est mesquin

puisqu'en chaque brin de toute chose chante une chanson

-Aujourd'hui demain et hier

s'effeuillera une rose :

et à la plus jeune des vierges le lait montera à la poitrine.

 

 

RES NO ES MESQUÍ

a Josep Obiols

Res no és mesquí

ni cap hora és isarda,

ni és fosca la ventura de la nit.

I la rosada és clara

que el sol surt i s'ullprèn

i té delit del bany:

que s'emmiralla el llit de tota cosa feta.

Res no és mesquí,

i tot ric com el vi i la galta colrada.

I l'onada del mar sempre riu,

Primavera d'hivern-primavera d'istiu.

I tot és Primavera:

i tota fulla eternament.

Res no és mesquí,

perquè els dies no passen;

i no arriba la mort si no l'heu demanada.

I si l'heu demanada us dissimula un clot

perquè per tornar a néixer necessiteu morir.

I no som mai un plor si no un somriure fi

que es dispersa com grills de taronja.

Res no és mesquí

perquè la cançó canta en cada bri de cosa.

-Avui demà i ahir

s'esfullarà una rosa:

i a la verge més jove li vindrà llet al pit.

 

Joan Salvat-Papasseit

dans Arc Voltaïque, traduit du catalan par Annie Andreu-Laroche et Carlos Andreu. Éditions la Différence, Paris, 1994.

SALVADOR ESPRIU

Le poète qui songeait à s'éloigner en-deçà, au nord

S'il y eut jamais un poète au service d’un peuple, ce fut sans aucun doute Salvador Espriu en ce qui concerne le peuple catalan pendant la dictature de Franco. Espriu (Santa Coloma de Farners 1913- Arenys 1985) oeuvra pour maintenir la langue littéraire d'une patrie écrasée, même s'il songeait à s'éloigner "en-deçà, au Nord, là où dit-on les gens sont plus loyaux et nobles, cultivés, riches, libres, éveillés et heureux". Il fut souvent la conscience critique de cette patrie (La Catalogne) et de l'autre patrie (l'Espagne qui n'avait pas de respect pour les autres cultures et langues de son territoire). Mais, comme disait le français Claude Roy en 1969, lors de la parution de la traduction française de son oeuvre LA PEAU DE TORO : "Espriu ne pratique absolument pas cette "poésie politique" qui est emphase, déclamation, tambour et marche et éloquence creuse. La pureté de sa voix c'est celle de l'exactitude intime, d'un chant où l'objet (une patrie écrasée) et le sujet (un poète bâillonné) se confondent totalement. Où le mal de vivre, le mal d'un siècle et le malheur de l'histoire ne font qu'un."

Dans la nuit du franquisme la voix du poète bâillonné se faisait entendre pour rendre la mémoire à son peuple —préoccupé de savoir s'il aurait un lendemain— et criait dans le silence, lui qui était resté en Catalogne quand la plupart des intellectuels catalans étaient exilés en France ou au Mexique : "Parfois il faut qu'un homme meure pour un peuple, mais il ne faut jamais que tout un peuple meure pour un homme tout seul."

 

Dans Livre de Sinère, traduit du catalan

par Franchita Gonzalez Batlle.

François Maspero, Paris, 1975.

 

Al vell orb preguntava l'esglai

si el meu poble tindria demà.

I la boca sense llavis començà

la riota que no para mai.

La destral de la llum en els caps.

El carrer se'ns tornava fornal.

Una mica d'oreig de la mar

arribava de sobte als portals.

Els ulls blancs ja no eren davant

la temença que havia parlat.

Ara els passos s'allunyen enllà

dels immòbils xiprers vigilants.

Repreníem el somni tenaç

-contra el bou, el serpent, el senglar-

de la nostra difícil bondat,

de la nostra viril dignitat,

de la nostra fidel llibertat.

 

 

L'effroi demandait au vieil aveugle

si mon peuple aurait un lendemain.

Et la bouche sans lèvres commença

le ricanement qui n'arrête jamais.

La hache de la lumière sur les têtes.

La rue nous devenait fournaise.

Un peu de brise de la mer

arrivait soudain aux portails.

Les yeux blancs n'étaient plus devant

La crainte qui avait parlé.

Maintenant les pas s'éloignent au-delà

des immobiles cyprès vigilants.

Nous reprenions le rêve tenace

-contre le boeuf, le serpent, le sanglier-

de notre difficile bonté

de notre virile dignité

de notre fidèle liberté.

Salvador Espriu

.

MIQUEL MARTÍ I POL

Gil Jouanard nous prévient dans la préface de Joie de la Parole, une anthologie parue chez Orphée, de la "complexe naïveté" de la poésie de Martí i Pol, "pas de méthaphore, pas de figure réthorique". C'est peut-être pour cela qu'il est devenu le poète le plus lu, le plus aimé de ses contemporains, le vrai "best-seller" de la poésie catalane de nos jours. Ce n'est pas par hasard s’il a collaboré étroitement avec Lluís LLach, l'un des plus importants chansonniers de la Catalogne (et habitué des théâtres de Paris), à qui il voue une profonde amitié.

SALVEU-ME ELS ULLS

Salveu-me els ulls quan ja no em quedi res.

Salveu la mirada; que no es perdi!

Tot altra cosa em doldrà menys, potser

perquè dels ulls me'n ve la poca vida

que encara em resta, i és pels ulls que visc

adossat a un gran mur que s'enderroca.

Pels ulls conec, i estimo, i crec, i sé,

i puc sentir i tocar i escriure i créixer

fins a l'altura màgica del gest,

ara que el gest se'm menja mitja vida

i en cada mot vull que s'hi senti el pes

d'aquest cos feixuguíssim que no em serva.

Pels ulls em reconec i em palpo tot

i vaig i vinc per dins l'arquitectura

de mi mateix, en un esforç tenaç

de percaçar la vida i exhaurir-la.

Pels ulls puc sortir enfora i veure llum

i engolir món i estimar les donzelles,

desfermar el vent i aquietar la mar,

colrar-me amb sol i amarar-me de pluja.

Salveu-me els ulls quan ja no em quedi res.

Viuré, bo i mort, només en la mirada.

 

Miquel Martí i Pol (Roda de Ter 1929) a la vertu d'attirer vers sa poésie des lecteurs qui rarement "visitent" le monde de la parole rimée. Poète attaché à son village, à son pays; Poète de l'usine et de sa grise quotidienneté; autodidacte; poète malade (d'une maladie de dégénérescence irréversible); poète de la mort; poète de l'amour, de la joie de vivre, de la joie de la parole... Il voit la vie, le monde et nous les montre tels qu'il les voit, après quoi il ne demande qu'une chose: "Sauvez mes yeux".

 

SAUVEZ MES YEUX

Lorsque j'aurai tout perdu sauvez mes yeux,

sauvez mon regard, qu'il ne se perde point !

C'est la seule chose que je regretterai

car le brin de vie qu'il me reste encore

provient de mes yeux, je vis à travers eux

adossé à un grand mur qui s'écroule.

Par les yeux je connais, aime, crois, et sais,

je veux sentir, toucher, écrire, et grandir

jusqu'à la hauteur magique du geste,

au moment où le geste ronge ma vie ;

en chaque mot il faut sentir le poids

de ce corps très lourd qui ne m'obéit plus.

Par les yeux je me reconnais, je me touche,

je vais et je viens dans l'architecture

de moi-même, en un effort tenace

pour rechercher la vie et l'épuiser.

Par les yeux je sors boire la lumière,

avaler le monde, aimer les filles,

déchaîner le vent et calmer la mer,

me brûler de soleil et m'enduire de pluie.

Lorsque j'aurai tout perdu sauvez mes yeux.

Disparu, je ne vivrai que par le regard.

Miquel Martí i Pol

dans Joie de la parole, traduit

du catalan par Patrick Gifreu,

Éditions La Difference, Paris, 1993.

J. V. Foix :

Accorder Raison et Folie

Il était une fois un poète ami de Salvador Dalí, Joan Miró, Paul Eluard, traducteur en catalan de Tzara, Soupault, Eluard, Breton... mais qui, à l'heure d'écrire, préférait le faire selon l'ancienne tradition : le décasyllabe (italien, catalan) et le sonnet. Foix n'était "ancien" que pour ce qui concerne la forme car il était très moderne quant au fond de ses poèmes, au vocabulaire qu’il employait, et à l’approche du monde qu’ils traduisent. Le poète selon lui, doit être tout entier tourné vers les autres, sans rien attendre en retour et disait que s’il était assez courageux, si la satisfaction bourgeoise qui contamine toute classe de son extrême vanité ne lui avait transmis certain virus, il ne signerait pas ses oeuvres.

Mais il les signait

de son nom: J. V. Foix (Sarrià 1893, Barcelone 1987). Foix est, sans aucun doute, l'un des plus grands poètes catalans de tous les temps, même s'il partageait son temps entre l’écriture et la pâtisserie fine... oui, on peut toujours se rendre à la vieille ville de Sarrià (aujourd'hui un quartier trés chic de Barcelone) et entrer dans la fameuse pâtisserie Foix fondée par sa famille. Foix appartenait à une génération, celle née entre la fin du XIXème et les premières années du vingtième siècle, qui se "délectait de Byron et lisait avec plaisir Baudelaire".

Homme sportif (joueur de tennis et collaborateur de l’Aéroclub de Catalogne), il conciliait une grande attention pour la modernité poétique et un goût non dissimulé pour la tradition classique catalane du XVème Siècle (surtout Ausias March) et ses troubadours. On pourrait résumer sa vie et son oeuvre poétique en citant son vers le plus fameux "le nouveau m'exalte, et je suis amoureux de l’ancien" (Sol, i de dol).

Foix, qui cherchait la façon d’accorder la Raison et la Folie, écrivait en 1953
"C'est quand je dors que j'y vois clair..."


La langue catalane

Le Catalan est la première langue de quelque huit millions d'Européens. Langue romane parlée dans quelques territoires autonomes du nord-est de l'Espagne (Catalogne, Pays Valencià, îles Baléares dont Majorque et une petite partie de l’Aragon), en Andorre où elle est la seule langue officielle, au sud de la France dans le Département des Pyrénées-Orientales et en Italie dans la ville sarde d'Alghero. Dans la plupart de ces territoires, surtout en Catalogne, elle est langue officielle, pratiquée à l’école et dans les universités, ainsi que langue des moyens d'information.

En tant que langue littéraire, elle n’a pas cessé de se développer dès la fin du XIIIème siècle jusqu'à aujourd'hui, malgré les époques de répression (surtout sous Franco). On pourrait affirmer que la littérature catalane est la grande ignorée de l'Europe, sauf parmi une certaine élite cultivée. Les titres édités chaque année en catalan se comptent aujourd'hui par milliers, que ce soit en prose ou en poésie. (Article de Ramon Erra, journaliste catalan)

 

 

Si pogués acordar Raó i Follia,

I en clar matí, no lluny de la mar clara,

La meva ment, que de goig és avara,

Em fes present l'Etern. I amb fantasia

-Que el cor encén i el meu neguit desvia-

De mots, de sons i tons, adesiara

Fes permanent l'avui, i l'ombra rara

Que m'estrafà pels murs, fos seny i guia

Del meu errar per tamarius i lloses;

-Oh dolços pensaments!, dolçors en boca!-

Tornessin ver l'Abscon, i en cales closes,

Les imatges del sol que l'ull evoca,

Vivents; i el Temps no fos; i l'esperança

En Immortals Absents, fos llum i dansa!

 

Oh puissais-je accorder la Raison, la Folie,

Qu'un clair matin, non loin de la mer claire,

Cet esprit mien, de plaisir trop avare,

Me fasse l'Eternel présent. Et par la fantaisie

-Qui le coeur embrase et détourne l'ennui-

Que les mots, les sons, les timbres, quelquefois

Perpétuent l'aujourd'hui, et que l'ombre rare

Qui me contrefait au mur, me soit sage et guide

En mon errance parmi tamaris et dalles ;

-Oh douceurs dans la bouche ! les douces pensées !-

Qu'elles fassent vrai l'Abscons, qu'à l'abri de calanques,

Les images du songe par les yeux éveillés,

Vivent; que le Temps ne soit plus; mais l'espérance

En d'Immortels Absents, la lumière et la danse!

J. V. Foix

 

Dans Poésie. Prose, traduit du catalan par

Montserrat Prudon et Pierre Lartigue.

Le Temps qu'il fait, Cognac, 1986.