Stephan Zweig, collègue et bon ami de Rilke, évoque cet homme-poète dans ses journaux en 1913, moment où les deux se retrouvaient
à Paris :

Lundi 17 mars 1913 :

Se retrouvent chez moi Verhaeren, Bazelgette, Romain Rolland et Rilke pour un déjeuner que nous allons prendre au Boeuf à la mode. [...] Rilke qui arrive de Ronda est tout bronzé; son rire est d'un enfant, ainsi que la magnifique aisance de ses gestes. Son visage n'offre pas de traits marquants, un néz épaté en forme de pomme de terre, les yeux unis et clairs, la bouche dessine un arc sensuel, seules les mains sont très fines. Il raconte de façon fortement imaginée. [...] Nous parlons d'animaux, Rilke décrit admirablement un chat qui chauffe au soleil ...

Mardi 18 mars 1913 :

Le matin, courses, lettres, après déjeuner, chez Rilke. Il habite rue Campagne-Première, qui ne tient pas les promesses de son nom, mais son logement est haut situé, un atelier et une pièce contiguë. Comme naguère rue de Varenne, peu d'objets, un tableau ancien, son blason, une bibliothèque, la massive table noire et le pupitre sur lequel, me dit-il, il aime travailler. Il traverse en ce moment une phase de lassitude, depuis un an et demi, depuis Malte, il n'a rien fait, partie pour des raisons intimes, partie par fatigue et une forte congestion de la tête et des yeux. Il a même abandonné les traductions. S'il a été en Espagne, c'est pour son oeuvre dont il doit la majeure partie au Greco et à Cézanne, sans quoi il est las de voyager, Paris lui offre cette forme suprême de solitude qui n'oppresse point, parce que nous touchons ici au tempérament latin, cette ville permet à chacun une prise de contact directe: [...]

Nous abordons le sujet «lettres», il me me dit combien des ses correspondances le poursuivent des années durant; sa crainte d'en relire une intégralement. Il avoue qu'il lui est difficile (même dans une lettre) d'exprimer concrètement ce qu'il éprouve, d'où son incapacité à tenir un Journal. Il écrit dans de petits carnets de notes dont il change souvent, les poèmes dans un miniscule paroissien, qu'il me montre. Ce sont ses tout derniers poèmes, ramassé sur un espace des plus étroits, d'une écriture élégante, mais toujours ferme. [...]

Il parle beaucoup de Rodin, et avec chaleur ; R. a renoncé aux réceptions et veut mener une vie plus calme ; Rilke ne dit jamais de mal de personne, il est d'une beauté merveilleuse, c'est presque avec tendresse qu'il s'intéresse à mes travaux. [...]

Samedi 5 avril 1913 :

A midi, Rilke vient me chercher, nous examinons ensemble quelques poèmes, puis allons déjeuner. Il parle de l'inhibition, de la difficulté croissante d'être un poète allemand qui se heurte à la perfection du langage. Pour le Français, dès qu'il a trouvé sa langue, celle-ci continue à écrire, l'Allemand doit sans cesse repartir de zéro. Pour lui, dit-il, écrire de la poésie est un acte religieux, comme prier, et on ne l'accompagne pas toujours avec le même recueillement, cela exige une harmonie intérieure. [...]

Je suis très heureux qu'il aime mes deux livres, le Comédien, qu'il loue beaucoup, et Brulant secret. Il est d'ailleurs d'une cordialité infinie, il me parle de l'admiration que lui porte une petite Russe. [...]

Peu de gens parlent de façon aussi pure et agréable que Rilke. Elle est discrète, comme tout dans son être, comme son visage même que le pince-nez rend encore plus indéfinissable et d'où le caractère enfantin disparaît de plus en plus. Il dit du bien de presque tout le monde, même pour Heymel il n'a que douce ironie. Nous parlons beaucoup de Paris, envers lequel nous nourrisson bon nombre de sentiments communs, je l'accompagne jusqu'au Luxembourg, puis je rentre travailler un peu .....

Voilà quelques observations de Stéphan Zweig retirées de ses journaux (livre de poche).

Une autre lecture forte conseillée au même sujet est une conférence donnée à Londres par Zweig,
après la mort de Rilke une vraie élégie et l'hommage retrouvée dans le recueil Hommes et destins (livre de poche).