LE TREIZIÈME APÔTRE (Jean-Pierre Rosnay)
J'ai vu bien des choses dans ma petite vie, et je mesure amèrement l'impuissance à les dire.
Je ne sais plus laquelle de mes vies est vraie, si c'est une de celles que j'ai vécues ou celle que j'ai imaginée. Et, mon crayon titubant entre les lignes, ressemble étrangement à un homme ivre, qui raconterait des histoires dans la nuit aux becs de gaz. Des histoires dont tout le monde se fiche. Je n'ai rien que moi. Je ne puis aller plus loin que moi, et je me hais.

Mais que celui qui se moque de l'homme saoul se méfie. Nul n'est à l'abri de soi-même, et que celui qui le peut, et que l'homme fort me jette la première pierre, mais alors qu'il ne me manque pas, qu'il vise au front, car je n'aurais aucune pitié pour les assassins du dimanche.

Je suis né, je vis, je mourrai, à mon insu. Il ne me reste que des gestes à faire, des sensations à prendre, à voler...

Voler mon corps dans l'eau de la mer... Voler les rayons du soleil comme le ciboire et le calice, dans le lieu ridicule où les vaincus viennent signer leur soumission totale... Voler mon corps dans les râles d'une femme. Je volerai tout. Vous n'aurez pas une seule de mes minutes. Et j'assassinerai, au matin, mes complices à la lisière de mes rêves.